Vendredi, 4 AM, après des semaines toutes en douceurs, la grossesse gémellaire de nature précaire de ma conjointe a décidé de nous foutre un peu la trouille, histoire qu’on sache qui mène le jeu.
À 34 semaines, ma conjointe a commencé à avoir des contractions régulières et douloureuses. Mise en contexte : une grossesse « normale » (un seul bébé) est à terme à 40 semaines, au Québec (versus 41 « SA (pour semaines d’aménorrhée) » en France). Pour des jumeaux, c’est 37 semaines. En bas de 35 semaines, on parle de prématurés. Donc à 34 semaines, ma conjointe pouvait accoucher de bébés prématurés.
Qu’est-ce que ça implique ?
Ça implique d’avoir deux minuscules bébés enfermés dans deux incubateurs en néonatalogie pendant plusieurs jours, peut-être même plus. Avec de l’aide pour respirer, pour manger, etc. Ça implique d’avoir deux petits bébés qui passeront les trois premières semaines de leur vie à l’hôpital. Ça implique de ne pas pouvoir toucher à nos bébés avant plusieurs jours. Ça implique de ne pas vivre à la maison pendant plusieurs jours, avec un petit garçon de trois ans qui sera complètement perdu au travers de tout ça. Personne ne souhaite ça. Nous souhaitons tous de beaux bébés en santé et à terme.
Ma conjointe se rend donc à l’hôpital toute seule alors que je reste à la maison avec le petit de 3 ans qui rêve paisiblement de dinosaures. À l’hôpital, elle se fait brancher toute sorte de patentes sur la bedaine. Je suis anxieux, mais ça se contrôle. Après être allé porter le morveux à la garderie, je me rends voir ma conjointe. Elle a du travail de fait et ce n’est pas l’idéal. Mais à ce moment-là, nous ne connaissions pas toutes les implications que représentait une naissance à 34 semaines. Donc pas trop de stress, on avait quasiment hâte de voir la binette de nos jumelles.
La journée passe, les contractions se font moins présentes, puis un pédiatre vient expliquer toutes les implications d’un accouchement prématuré. L’anxiété augmente astucieusement, assez lentement pour que ça semble quasiment naturel. Comme monter le volume d’un niveau chaque minute.
Mais les contractions ralentissent, ma conjointe a un excellent moral, ça m’aide beaucoup. Quelle femme ! Je serais mort de peur, recroquevillé dans mon coin à me balancer en position foetus en demandant ma maman, si j’étais elle. Son apaisement m’aide. Je me sens terriblement coupable que c’est elle qui doive me rassurer, je me sens faible. Probablement le suis-je.
Je retourne donc à la garderie récupérer la terreur, nous soupons et nous amusons un peu. En soirée, ma conjointe languit toujours à la venue de la gynécologue qui se fait attendre depuis midi. Elle m’annonce vers les 21h00 qu’elle va bientôt s’endormir, que la gynécologue ne viendra sûrement seulement que le lendemain matin. Puis, peu de temps après, alors qu’elle somnole, la gynécologue vient la voir pour lui annoncer qu’ils manquent de personnel et que si elle accouchait, ils n’auraient pas le personnel nécessaire. Elle doit donc être transférée à un hôpital à 50 kilomètres, qui n’accouche que les bébés d’au moins 35 semaines alors que ma conjointe est à 34 semaines. La gynécologue l’assure que l’autre hôpital lui a confirmé que c’était correct. Transférée par ambulance et arrivée sur place, ma conjointe se fait rapidement dire que cet hôpital ne pourra pas l’accoucher, car elle est à 34 semaines. On lui dit que si l’autre hôpital ne peut pas, ce sera un troisième hôpital où elle devra être transférée, cette fois à plus de 200 kilomètres.
Mais quel foutoir ! De l’extérieur, notre système de santé semble une machine bien huilée. De l’intérieur, c’est aberrant. Je tiens à préciser que ma ville compte pas moins de quatre hôpitaux.
Mon cerveau tourne alors à 200 à l’heure : que se passera-t-il si nous sommes transférés à 200 km de chez nous ? Est-ce que le petit va venir avec nous ? Que va-t-il faire ? Comment vais-je réagir ? Vais-je être une épave d’anxiété, ce qui est probablement ce qui arriverait ? Va-t-on avoir de l’aide ? Va-t-on devoir s’héberger ? Combien ça va coûter ? Combien de temps va-t-on être là-bas ? Est-ce que c’est vraiment nécessaire ? Est-ce que notre hôpital local peut vraiment manquer de personnel au point à transférer hors région ?
Ma conjointe s’est finalement couchée un peu avant minuit à l’hôpital à 50 kilomètres de la maison. Le lendemain matin, après une nuit sans contractions régulières ou douloureuses, elle était confiante que ça s’annonçait bien. Un peu avant l’heure du dîner, la mystique nouvelle gynécologue est apparue pour lui donner le choix de rester ou de quitter. Elle a décidé de quitter.
À son retour à la maison, nous étions plus inquiets qu’autre chose. Que serait la suite ? J’ai passé un après-midi convenable, mais à l’heure du souper, mon cerveau qui a roulé à 200 à l’heure depuis vendredi avait besoin de repos : le brouillard s’est installé.
De samedi 17h00 à dimanche 14h00, mon cerveau était totalement inutilisable. Pareil que lors de la naissance du premier en décembre 2014. Je n’avais plus faim, je n’avais plus le goût de rien. Il faisait beau dehors, le ciel était tout bleu. Pourtant, je ne voyais que du gris. Respirer était fatigant. Je sentais mon coeur battre à toute vitesse, je sentais chaque respire, je sentais chaque minute passer. J’étais essoufflé à être assis. Je sentais que je m’engouffrais. Je n’avais même pas le goût d’aller sur l’ordinateur. Je n’avais pas le goût de seulement penser à mon serveur. C’est grave.
J’avais le goût de fusionner avec le canapé pour m’apaiser de son immuabilité de meuble. Que du négatif. Je pensais à tout ce que je n’aurais plus, à tout ce qui changerait. Je pensais à mon fils, un si gentil petit garçon, se faire arracher ses parents par deux petits êtres qui demandent beaucoup plus d’attentions urgentes que lui. Je pensais à mon tout-terrain tout récent que je me suis acheté avec grand désespoir de n’avoir absolument aucun intérêt pour en faire. Je pensais à notre vie somme toute bien casée, bien fonctionnelle, bien encadrée. À notre routine, tellement facile maintenant. Je me voyais devoir surmonter des épreuves insurmontables pour le petit Keven que je suis.
Je déteste ce sentiment de détresse psychologique, de grand vide, de manque de vie. De rester amovible devant la peur, incapable de penser. C’est alors le pilote automatique qui prend le dessus. Je ne suis pas maître de mon corps, je ne suis plus maître de mes pensées. Je suis au fond, je crie.
Puis, nous sommes sortis dehors. Je suis sorti grandement à contrecœur, mais je l’ai fait pour mon fils. Il a alors sorti son ballon. Je n’avais vraiment pas le goût de jouer au ballon. J’avais envie de me transformer à l’état liquide et d’aller ruisseler avec la nature. Mais son grand air enthousiaste m’a fait botter le ballon. Puis botter le ballon. Et encore, et encore. J’avais du fun.
J’avais du fun ?
Nous avons continué à botter le ballon un peu, puis j’avais quelques trucs à faire. Mon fils m’a alors aidé dans mes tâches, toujours très intéressé par ce que fait son papa ! Puis, nous sommes allés faire une petite balade tout-terrain. Une quinzaine de minutes, tout au plus. Mais quelle regénération d’énergie ! La petite boule d’énergie derrière moi jubilait de plaisir contagieux.
Puis je me suis rappelé pourquoi j’ai accepté de ravoir (ce qui devait être) un enfant. Pour que ma boule d’amour de fils ait des amis pour la vie comme j’en ai dans mes soeurs.
Merci, petit morveux. Ta valeur est inestimable.